mercredi 30 décembre 2009

Turquie : une politique étrangère d’ouverture tous azimuts


Le spectaculaire rapprochement entre la Turquie et la Syrie après des années d’animosité et son corollaire : la décision du cabinet Netannyahou de récuser la médiation d’Ankara entre la Syrie et Israël en demandant à la France de jouer ce rôle sont deux manifestations parmi d’autres du redéploiement de la politique étrangère turque. Des politologues et des medias occidentaux s’en inquiètent. Se demandant si la Turquie n’est pas entrain de basculer vers le monde musulman au détriment de son arrimage à l’Europe et au camp occidental ils se posent la question : « sommes nous entrain de perdre la Turquie ? ».
De fait la Turquie joue depuis quelques années un rôle de plus en plus important au Moyen Orient, dans le Caucase et en Asie centrale, alors que la perspective de son adhésion à l’Union Européenne semble s’éloigner. L’inquiétude paranoïaque de certains milieux occidentaux est elle pour autant justifiée ? Et cette évolution n’est elle pas non seulement naturelle mais bénéfique pour tous ses voisins y compris européens ?
Depuis la révolution kémaliste et jusqu'aux années cinquante la Turquie, rejetant son passé ottoman a tourné le dos à ses voisins de l’Est et du Sud se voulant résolument européenne. Mais cette posture exclusive ne tenant pas compte de la géographie et de l’histoire a changé du fait de plusieurs facteurs. La réislamisation du pays qui a entraîné un recul du kémalisme pur et dur défendu par l’armée. L’implosion de l’URSS qui a ouvert de considérables perspectives de coopération au plan politique, économique et culturel entre la Turquie et les républiques turcophones du Caucase et d’Asie centrale. La fin de la guerre froide qui a entraîné un réchauffement de ses relations avec la Russie. Le potentiel important du marché moyen oriental pour une économie turque en pleine croissance. La position géographique du pays au carrefour des routes des hydrocarbures entre l’Asie centrale le Caucase et l’Europe. L’attitude décourageante de l’Union Européenne vis-à-vis de sa candidature d’adhésion. Enfin la venue au pouvoir de l’AKP qui considère que l’ancrage européen de la Turquie et le fait qu’elle soit membre de l’OTAN n’est pas incompatible avec son appartenance au monde islamique et une plus grande implication dans les affaires du Moyen Orient. .
Historiquement cette région a d’ailleurs toujours été dominée par deux puissances la Turquie et l’Iran. Aujourd’hui le déclin du nationalisme arabe, le clivage entre sunnites et chiites et la division des pays arabes ne peut qu’accroître leur influence. Mais alors que celle de l’Iran inquiète, à juste titre, les pays de la région et la « communauté internationale », il ne devrait pas en être de même, au contraire, de celle de la Turquie en qui il faut voir un facteur de stabilité au Moyen Orient. Son islam modéré et sa démocratie servent de contre –modèle à la théocratie iranienne. Poursuivant une diplomatie fondée sur « la conciliation, la paix et le zéro problème avec ses voisins » selon la formule de son ministre des Affaires Etrangères, elle est en bon terme avec tous, y compris la Syrie (dont le président turc vient même de déclarer qu’elle est « la porte de la Turquie vers le Moyen Orient »), l’Irak, le Kurditan irakien et l’Iran. Malgré ou à cause des bonnes relations qu’elle entretient avec Téhéran, les pays arabes « modérés » considèrent qu’elle seule peut faire contrepoids aux visées hégémoniques iraniennes sur la région. C’est aussi l’avis de Joschka Fischer pour qui ‘le principal concurrent de l’Iran dans la région ne sera pas Israël, ni ses voisins arabes, mais la Turquie’

Ce nouveau regard sur le monde arabe et musulman, que d’aucuns qualifient de néo – ottoman, n’empêche pas l’adhésion à l’Union Européenne de rester la priorité stratégique de la Turquie. Celle –ci demeure un allié privilégié des Etats –Unis comme l’a confirmé la visite du président Obama à Ankara où il a d’ailleurs plaidé pour son adhésion à l’Union européenne. Et elle vient d’amorcer un processus historique de réconciliation avec l’Arménie.
On peut certes considérer cette ouverture tout azimuts comme contradictoire et il n’est pas étonnant que la politique « pro arabe » de l’AKP ne plaise ni à Israël ni à certains cercles néo conservateurs américains. Ainsi en octobre 2009 Soner Cagaptay du Washington Institute écrit dans Foreign Affairs que « la politique étrangère turque touchée par l’islamisme n’est plus compatible avec l’Occident ».Cependant, s’il est vrai que le gouvernement AKP, a une sensibilité religieuse islamique, ses choix politiques sont avant tout dictés par une analyse réaliste et rationnelle des intérêts du pays. Au plan économique ils ont contribué à la croissance de ses exportations vers les pays musulmans et la Russie dont elle est devenue le premier partenaire commercial. Au plan géopolitique, occupant une position de pivot stratégique entre la Méditerranée et la mer Noire, l’Asie et l’Europe, la vocation naturelle de la Turquie est de miser sur tous ses cercles d’appartenance afin d’être un pont entre l’Occident et l’Orient .

mercredi 16 décembre 2009

identte nationale

Identité nationale et communautarisme en France et au Liban


Le débat sur l’identité nationale française initié par le président Sarkozy et la réémergence de l’éternelle polémique autour de la déconfessionnalisation du système politique libanais m’ont conduit à réfléchir à nouveau sur ma propre identité, celle de la France et celle du Liban. M’exprimant mieux en français qu’en arabe et ayant acquis la nationalité française, je me sens autant Français que Libanais et ne vois aucune contradiction dans cette double appartenance. Mais je suis conscient que cela ne va pas de soi. Que beaucoup de gens à travers le monde sont tiraillés entre leur appartenance ethnique, linguistique religieuse et nationale, ou se sentent menacés dans leur identité culturelle. Comme le montre l’interdiction des minarets en Suisse, les identités peuvent être « meurtrières ». La mondialisation avec l’intensification des flux migratoires, le recul des idéologies laïques ainsi que le retour en force de la religion dans le champs politique, a entraîné une crispation identitaire.
Rien d’étonnant dans se contexte que le Liban comme la France soient à des titres et à des degrés différents confrontes à des problèmes d’identité, même si sur la base des paramètres structurant l’identité collective, à savoir la langue la religion, le sang et les mœurs, peu de pays sont aussi dissemblables. Bien que partageant trois de ces paramètres : la langue qui constitue le plus important marqueur d’identité, les mœurs et l’ethnie, les Libanais n’ont jamais formé une nation et le Liban n’est dans les faits qu’une fédération à base non territoriale de communautés religieuses. De plus celles-ci ont moins les mêmes mœurs et n’ont pas la même vision de la vocation du pays depuis que le Hezbollah à propagé les valeurs et les objectifs de la théocratie iraniennes au sein de la communauté chiite

La France par contre est, avec l’Angleterre, un des deux plus anciens Etats – Nations au monde et sans doute le modèle le plus accomplis d’Etat unitaire. Mais alors que ce modèle avait permis d’assimiler aisément les immigrants de souche européenne, elle doit faire face à un double défi. Celui de la construction européenne au sein de laquelle elle risque de se diluer et qui explique le rejet par les électeurs du projet initial de constitution européenne ainsi que son opposition à l’adhésion de la Turquie musulmane à l’Union Européenne. Et surtout celui d’une fragmentation communautaire posé par l’immigration africaine et maghrébine qu’elle éprouve de grandes difficultés à intégrer. Attisé entre autres par la crise des banlieues, la question du foulard islamique qui touche à la question sensible des mœurs et les matchs de foot au cours desquels la Marseillaise a été sifflée par des jeunes français issus de l’immigration algérienne, ce problème se pose avec de plus en plus d’acuité avec le dynamisme démographique de la population musulmane et africaine dont l’accroissement risque de dépasser un certain seuil de tolérance. D’où par exemple la prolifération sur la toile de dénonciations virulentes ou caricaturales de l’intégrisme islamique et de « l’invasion musulmane » en Europe. Certes la crise des banlieues a aussi des causes sociales, la majorité des citoyens français musulmans ou d’origine africaine ne demande qu’à s’intégrer et seule une faible minorité de Français de souche adhère aux thèses racistes du Front National. Mais on ne peut pas nier la réalité d’une problématique de l’assimilation et de l’identité, ce qui a incité Eric Besson , Ministre de l'immigration puis le président français à prendre l’initiative de lancer un débat sur l’identité nationale.

Le discours du Président Sarkozy

Au cours d’un discours aux accents quasi-mystiques prononcé le 12 novembre 2009 lors de la commémoration des martyrs de la Résistance du Vercors, le Président de la République, proclamant qu’on doit être fier d’être Français, a tenu à réaffirmer les fondements de l’identité française. Défendant l’idée selon laquelle « une nation est un principe spirituel » unie par des valeurs communes et « la conscience d’appartenir à la même histoire » il s’est fait l’avocat de la diversité culturelle d’une France à l’identité plurielle. Puis abordant les problèmes de l’intégration il a eu ces mots : « Devenir Français c’est adhérer à une forme de civilisation, à des valeurs, à des moeurs. La France est un pays où les croyances de chacun sont respectées mais … où il n’y a pas de place pour l’asservissement de la femme. La France est un pays de tolérance et de respect. Mais elle demande aussi qu’on la respecte. On ne peut pas vouloir tous les avantages de la République si l’on ne respecte aucune de ses lois, aucune de ses valeurs. » Enfin, « pour que la France cesse de vivre l’ouverture non plus comme une chance mais comme une menace », il a conclu par une vibrante plaidoirie en faveur et du rétablissement de l’autorité de l’Etat et des valeurs républicaines, notamment la laïcité.
Cette vision ne fait pas l’unanimité surtout auprès de la gauche qui ne voit pas l’utilité d’un tel débat, bien que Segolene Royal ait demandé que « les politiques s'adressent aux peurs publiques » . Mais l’attitude de la gauche consistant à nier le fait que l’assimilation des minorités noires et musulmanes pose problème ou à le réduire à une dimension sociale n’est pas réaliste. Et affirmer que sa solution passe prioritairement par une réaffirmation des fondements de la République et un renforcement l’autorité de l’Etat ne signifie pas vouloir faire l’économie de réformes indispensables. Cela dit le modèle républicain français est sans doute un des plus exemplaires au monde et le communautarisme serait la pire des solutions. Mais ce modèle est difficilement exportable surtout vers des pays moins homogènes comme la Belgique ou le Liban.

Etat unitaire ou régime communautariste : Le cas du Liban
Au Liban le questionnement sur l’identité nationale porte beaucoup moins sur l’immigration (le problème de l’implantation des réfugies palestiniens étant d’une autre nature) que sur les sentiments d’appartenance respectifs des communautés autochtones à la nation libanaise ainsi que sur leur propension à rechercher des protecteurs étrangers dans leur lutte pour le pouvoir. Constitué par la France en 1920 autour du noyau dur de la Montagne libanaise qui avait déjà une forte conscience nationale, le « Grand Liban » a longtemps été considéré comme une création artificielle par une large frange de sa population musulmane aspirant à se fondre dans une Grande Syrie. D’avantage sunnite que chiite, ces derniers étant minoritaires dans la région, cet irrédentisme a été officiellement rejeté à l’occasion du pacte national scellant l’indépendance du pays en 1943. Pacte ayant inspiré la formule « deux négations ne font pas une nation », les chrétiens ayant pour leur part renoncés à la protection française. Mais si, depuis le déclin du nationalisme arabe et pan syrien, toutes les communautés considèrent désormais le Liban comme leur patrie définitive, elles sont loin d’avoir la même vision du pays. La montée de l’intégrisme religieux dans le monde. Celle de l’islamisme politique qui a remplacé le nationalisme arabe moribond. L’émergence récente d’un clivage régional entre sunnites et chiites. Le recul de la présence chrétienne Enfin le problème du Hezbollah, véritable Etat dans l’Etat dont l’armement, l’idéologie et l’allégeance à une puissance étrangère constituent une menace pour la « formule libanaise » quoique le parti vient de la reconnaître officiellement, renonçant ainsi au projet d’instaurer une République islamique au Liban. Autant de défis qui font qu’aujourd’hui plus qu’hier aspirer à construire un Etat unitaire sur le modèle français est une utopie. Et dans un contexte global où un pays comme la Belgique vient de passer d’un régime unitaire à un régime fédéral et où un autre comme l’Irak est menacé de fragmentation ethnique et communautaire, vouloir abolir le confessionnalisme politique relève au mieux du vœu pieux et au pire de la manœuvre politicienne qui ne peut qu’effrayer les chrétiens. Le mieux étant parfois l’ennemi du bien, le Liban devrait donc à mon sens se contenter de préserver son système imparfait de représentation plus ou moins équilibré entre ses communautés religieuses et de démocratie consensuelle, même s’il risque d’être à nouveau remis en question par des changements démographiques et la montée en puissance du chiisme politique. Certes un tel système ne saurait constituer une véritable nation mais il ne fait que refléter l’exceptionnelle diversité culturelle du pays qui est après tout sa principale richesse.

Ibrahim Tabet
Novembre 2009

jeudi 2 juillet 2009

La Turquie l'Europe et l'Asie

Puissance eurasienne de premier ordre, la Turquie joue depuis quelques années un rôle de plus en plus important au Moyen Orient, dans le Caucase et en Asie centrale, alors que la perspective de son adhésion à l’Union Européenne semble s’éloigner. Pour expliquer cette évolution, un bref rappel historique est nécessaire. On peut diviser l’histoire de la Turquie entre six phases marquées par des idéologies et des rapports avec le reste du monde très différents : celle de l’Empire ottoman , d’abord conquérant , puis subissant la loi de l’Europe a partir de la fin du XVIIe siècle , celle des Jeunes Turcs , celle de la République kémaliste et enfin celle du post – kémalisme qui s’amorce en 1950.

L’Empire Ottoman à son apogée

Venus de Mongolie, les Turcs fondent plusieurs empires en Asie centrale dont sont issus les Etats musulmans de l’ex URSS, avant d’envahir l’Anatolie au 12e siècle sous la dynastie seldjoukide. Edifié lentement à partir du 14e siècle aux dépens de l’Empire byzantin, l’Empire ottoman devient, après la prise de Constantinople en 1453, la puissance majeure de l’Europe et du Moyen Orient. Successeur des empires romains, byzantin et arabe, il se considère comme l’héritier légitime de deux traditions impériales à vocation universelle, celle de Rome et celle de l’islam.
Reposant sur deux piliers, le sultan et l’armée, il n’a jamais cherché à former une nation turque et le mot Ottoman ( Osmanli ) qui vient de Osman , fondateur de la dynastie, servait à la fois à désigner l’empire et les sujets du sultan. Quant au mot Turc, il était surtout synonyme de « paysan » et ne fut remis à l’honneur qu’à la fin du XIXe siècle par les Jeunes Turcs. Le peuple était tenu à l’écart du gouvernent et la plupart des serviteurs de l’Etat jusqu’aux grands –vizirs, ainsi que les janissaires se recrutaient parmi des chrétiens convertis. Enfin les élites arménienne et grecque jouissaient d’un statut économique privilégié. Bien administré et faisant preuve d’une certaine tolérance selon les critères de l’époque, il laissait aux peuples conquis leurs langues, leurs religions et leurs traditions propres et n’a jamais chercher à les assimiler. Exemple de cette tolérance : c’est au sein de l’Empire ottoman que les juifs espagnols chassés par l’Inquisition trouvèrent refuge.
A son apogée, l’Empire ottoman s’étend sur toute l’Europe balkanique, la majeure partie de la Hongrie, le pourtour de la Mer Noire qui devient un lac ottoman, le Moyen Orient et l’Afrique du nord à l’exception du Maroc. Il arrive jusqu’aux portes de Vienne en 1526 sous le règne de Soliman le Magnifique, puis assiège vainement une deuxième fois la ville en 1683. Mais la menace qu’il constitue pour la chrétienté n’empêche pas François Ier de signer avec Soliman un traité d’alliance dirigé contre leur ennemi commun, Charles Quint. Traité comprenant aussi des « Capitulations » accordant à la France des privilèges commerciaux, et un droit de protection de ses ressortissants étendu parla suite à tous les sujets catholiques du sultan.

Déclin et réformes ( 1683 -1908) _

L’échec du deuxième siège de Vienne marque le début d’une succession de revers et d’une longue période de déclin au cours de laquelle la Porte, après avoir constitué une menace sérieuse pour l’Occident, doit subir sa loi. Conscients de cette dégradation, et du retard technologique et militaire de l’Empire, les sultans qui se succèdent à partir de la fin du 18e siècle tentent de redresser la situation en empruntant à l’Europe son savoir. A l’origine, il n’est question que de moderniser l’armée pour lutter contre les empiétements grandissant des puissances européennes. Mais les idées des Lumières pénètrent peu à peu les esprits des élites éclairées de l’Empire et le champ des reformes s’élargit aux autres institutions de l’Etat. Cependant l’opposition des milieux religieux et le jeu des grandes puissances entravent leurs tentatives de modernisation. Une nouvelle ère de reformes radicales s’ouvre avec la période des « Tanzimat » inaugurée par le « Hatti chérif de Gullhané » de 1826 qui proclama l’égalité de tous les sujets de l’Empire. Mais elle n’arrêta pas son processus de démembrement par les puissances européennes qui, sous couvert de protection de ses minorités ethnico-religieuses, multiplient les ingérences dans ses affaires intérieures. Qualifié « d’homme malade de l’Europe » et virtuellement condamné, seules les rivalités de puissance et les recherches d’équilibre européen prolongent son agonie. Un des épisodes les plus marquants de cette rivalité est la guerre de Crimée de 1856 ou l’Angleterre et La France volent au secours du sultan agressé par la Russie qu’elles considèrent comme une menace, pour la route des Indes en ce qui concerne Londres et pour l’influence française en Orient du point de vue de Paris.
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Quand Abdel Hamid II arrive au pouvoir en 1876, la perte de la plupart de ses provinces balkaniques fait que l’Empire est devenu aux trois quarts musulman. Tirant la conséquence de cette situation, le sultan, remettant en cause la politique des « Tanzimats », estime que l’ottomanisme, c'est-à-dire l’idée d’une nation ottomane ou musulmans et non musulmans seraient les citoyens à part entière d’un même Etat, a échoué. Il lui parait nécessaire de trouver un autre principe de solidarité, comme substitut identitaire à l’absence de conscience nationale. Ce principe sera le panislamisme qui doit à ses yeux empêcher que le virus du nationalisme n’atteigne les populations musulmanes non turques de l’Empire : Albanais, Kurdes et Arabes. Malgré son absolutisme qui lui fait abolir la première constitution de l’Empire, un an après sa promulgation en 1876, c’est toutefois un homme de son temps ouvert à la modernité. Son règne est ainsi marqué par un développement économique rapide, obtenu toutefois au prix d’un endettement et d’une tutelle financière européenne croissants. L’enseignement se développe aussi beaucoup, s’accompagnant d’un renforcement de la présence culturelle occidentale, surtout française.

La Révolution et le régime des Jeunes Turcs ( 1908 – 1918)

Un nouveau tournant idéologique est pris en 1908 avec la révolution des Jeunes turcs. Voulant à la fois sauver l’empire et l’unifier, ils abolissent le régime, à leurs yeux anachronique, des « millets ». Leur rêve était qu’il n’y ait plus de Grecs, d’Arméniens, de Juifs d’Arabes et de Turcs, mais des citoyens ottomans unis devant la loi et ayant les mêmes devoirs. Mais le réveil des minorités nationales de l’Empire attisé et instrumentalisé par les puissances occidentales qui y voient un moyen de miner sa légitimité, les conduisent à changer de politique. Après une brève parenthèse de libéralisme ou il rétablit la Constitution abolit par le sultan, le Comité Union et Progrès adopte une politique autoritaire et nettement nationaliste turque, voire panturque. Le panturquisme, c'est-à-dire le projet de réunion des Turcs d’Asie ne représente toutefois pas son idéologie officielle. Cette politique de turquisation qui amorce la mutation décisive dont sortira la Turquie moderne ne pouvait qu’entraîner la recrudescence de l’irrédentisme des populations non turques de l’Empire. Irrédentisme qui est à l’origine de la révolte arabe et sert de justification à la déportation et à l’extermination des Arméniens accusés de pactiser avec l’ennemi russe lors de la Première Guerre Mondiale.



La République kémaliste ( 1923 -1950

A l’issu de la guerre ou la Porte rejoint le camp des empires centraux, les Alliés victorieux occupent Istanbul et les Détroits et lui imposent le traité de Sèvres qui achève de démembrer ce qui reste de l’Empire. Il prévoit la création d’une République indépendante d’Arménie sur toute la partie nord est de l’Anatolie et d’un Kurdistan autonome à l’est de l’Euphrate. La Thrace orientale et la région d’Izmir sont attribués à la Grèce, la région d’Antalya à l’Italie et la Cilicie à la France. Ce traité ignominieux équivalant à une condamnation à mort de la Turquie soulève évidemment une immense indignation dans le pays qui se rallie à la guerre d’indépendance menée par Mustapha Kemal. Victorieux, celui-ci récupère au traité de Lausanne de 1923 tous les territoires perdus, abolit le sultanat et le califat et instaure la République. Plus tard, en 1939, il se fait céder, au grand dam de la Syrie, le sandjak d’Alexandrette, territoire sous mandat français. Paris cherchant ainsi à s’assurer de la neutralité turque en cas de guerre avec l’Axe.

La création par Atatürk de la Turquie moderne marque une nouvelle étape dans l’occidentalisation de la Turquie et surtout une rupture brutale avec son passé impérial, pluriethnique et multiculturel. L’empire et l’Etat – nation reposent en effet sur des idéologies différentes. Alors que les empires sont par essence universalistes et supranationaux, l’Etat- Nation a pour vocation de regrouper une population homogène au sein d’un territoire sacralisé aux frontières naturelles. Cette logique homogénéisatrice, entraîna l’expulsion presque totale des minorités non musulmanes du pays. C’est ainsi qu’un échange de population entraîna le transfert de plus d’un million de Grecs vers la Grèce et de quatre cent mille Turcs vers la Turquie. L’évacuation de la Cilicie par les Français entraine aussi un nouvel exode des Arméniens qui y étaient revenus sous leur protection.

Rejetant aussi bien l’ottomanisme que le pantouranisme et le panislamisme, le kémalisme reposait sur quatre piliers principaux. Un ultranationalisme, alimenté par le souvenir traumatisant du démembrement de l’Empire, qui conduisit à la négation des faits kurde et alevi. Un caractère antidémocratique conduisant à l’instauration d’un régime de parti unique et attribuant un rôle politique prééminent à l’armée. Un dirigisme économique. Enfin et surtout un laïcisme radical et violemment anti- islamique. Considérant que l’islam était responsable du retard de la Turquie sur l’Occident, Mustapha Kemal, entreprit de changer son identité en lui imposant une occidentalisation forcée et en réprimant toute manifestation religieuse et de son passé ottoman. Dans sa recherche d’identité le kémalisme procéda même à une réécriture de l’histoire remettant à l’honneur le passe préislamique et pré ottoman des Turcs. Rejetant tout ce qui était oriental dans sa culture, la Turquie kémaliste voulait créer un nouvel homme turc dépouillé de tout signe extérieur rappelant sa parenté avec l’islam, comme en témoigne la « loi du chapeau » interdisant le port du fez, l’interdiction des confréries soufies, la fermeture des écoles coraniques, le remplacement de l’alphabet arabe par l’alphabet latin et l’épuration de la langue turque de la plupart des mots arabes et perses dont elle était truffée.
En politique étrangère, elle se désintéressa totalement de ses voisins arabes et Ankara a tourné le dos pendant cinquante ans au monde musulman.

Cette orientation est suivie jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale par son successeur Ismet Inonu qui maintint la Turquie hors du conflit. Cependant celui-ci abolit en 1946 le régime du parti unique et décide de rompre la politique d’isolement et de neutralité de la Turquie. Se rapprochant de l’Occident, le pays adhère au Conseil de l’Europe et à l’OTAN. Il joue alors le rôle de rempart face à la menace soviétique et se pose en adversaire du nationalisme arabe révolutionnaire incarné par Nasser.

Réislamisation et démocratisation

A partir des années cinquante le régime se démocratise timidement et l’islam entame un retour social culturel et politique tandis que la répression dont il fait l’objet se relâche. Mais l’opposition des milieux laïcs et de « l’État profond » c'est-à-dire l’armée, la magistrature et la bureaucratie ne faiblit pas. D’où la dissolution de tous les partis islamiques et des coups d’État militaires à répétition (en 1960, 1971, 1982 et 1997) chaque fois que l’armée, dépositaire du legs kémaliste, estime « la patrie menacée par le danger islamiste ». Parallèlement, le pays est le théâtre d’une succession de crises politiques marquées par des affrontements sanglants entre extrémistes de tout bord, sans compter la guerre contre le PKK. A la suite du coup d’État dit « postmoderne », parce que non violent, de 1997 dirigé contre le gouvernement dirigé par Necmettin Erbakan, chef du parti islamiste Refah, l’armée s’érige en organe principal du pouvoir à travers le Conseil National de Sécurité (MGK). Mais les élections législatives de 2002 bouleversent le paysage politique turc. Presque tous les partis politiques traditionnels sont balayés et seuls le CHP (Parti Républicain du Peuple) fondé par Mustapha Kemal et surtout l’AKP (Parti de la Justice et du Développement), fondé par Recep Tayyip Erdogan , qui obtient la majorité absolue des sièges, entrent au Parlement. Bien qu’Erdogan (qui avait même fait de la prison pour ses déclarations islamistes ) et la plupart de ses députés soient d’anciens membres du Refah, l’AKP prône un islamisme modéré qui se situe moins dans la continuité des partis islamistes traditionnels que de l’ANAP (Parti de la Mère Patrie) de Turgut Ozal qui joua un rôle majeur dans la modernisation et l’ouverture de la Turquie dans les années quatre-vingt. Se présentant comme « musulman démocrate » à l’instar des chrétiens démocrates européens, il se déclare en faveur de l’Europe et de ses valeurs universelles ainsi que du libéralisme économique. Effectivement, dès son arrivée au pouvoir, le gouvernement Erdogan entreprend une série de réformes libérales qui est récompensée en octobre 2005 par l’ouverture officielle du processus de négociation d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne.
La victoire écrasante du parti aux élections législatives turques de 2007, puis l’élection de Abdullah Gül à la présidence de la République, malgré l’opposition de l’institution militaire et des partisans de laïcité qui organisent des manifestations massives contre sa candidature, marquent une nouvelle étape dans le processus de démantèlement du pouvoir de l’armée et du modèle kémaliste.
Paradoxalement les épouses du président et du premier ministre turc portent le voile alors que celui- ci est interdit a l’université et dans les administrations publiques. Mais plutôt que de voir dans l’AKP une menace d’islamisation du pays, comme le prétendent ses adversaires, il faut considérer son arrivée au pouvoir comme une victoire de la démocratie et la preuve qu’islam et modernité ne sont pas incompatibles. Elle montre qu’il s’agit moins pour les Turcs d’un choix entre islam et laïcité mais entre démocratie, et adhésion à l’Europe d’une part et repli nationaliste s’appuyant sur un pouvoir militaire fort d’autre part.

Parallèlement à un climat politique plus détendu, la Turquie d’aujourd’hui est plus ouverte, plus tolérante et a une politique moins discriminatoire envers ses minorités. Mais le pays est coupé en deux entre une Anatolie de l’est sous développée et profondément attachée à l’islam, et des régions ouest plus prospères, tournées vers l’Occident et acquise à la laïcité. Ce clivage géographique et culturel est toutefois brouillé par l’émigration de paysans pauvres, dont beaucoup de kurdes, vers les villes de l’ouest, surtout Istanbul. Reste l’éternel problème kurde. Mais il ne faut pas exagérer la menace qu’il représente pour l’intégrité de la Turquie, malgré l’émergence d’un Kurdistan iraquien autonome et une reprise de la guérilla menée par le PKK. La Turquie et l’Irak dont c’est l’intérêt commun, viennent d’ailleurs de se mettre d’accord pour l’empêcher d’utiliser le territoire irakien à cette fin.
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Voyons maintenant quelles sont les relations de la Turquie avec l’Europe, les pays musulmans et le reste du monde.



La Turquie et L’Europe

L’adhésion à l’Union Européenne est la priorité stratégique de la Turquie. Le Sommet européen de 2005 avait bien accepté son principe, après bien des réticences et avec beaucoup de réserves. Mais depuis lors la nette prise de position du président Sarkozi contre cette décision a porté un coup sévère aux espoirs des partisans turcs de l’U.E. qui sont de moins en moins nombreux. Sans compter que l’adhésion de la partie grecque de Chypre à l’U.E. a suscité une nouvelle crise entre Ankara et Bruxelles. Prétextant du refus du gouvernement turc d’ouvrir ses ports et aéroports au trafic chypriote grec, la Commission Européenne a décidé de suspendre plusieurs chapitres des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE. Autre pomme de discorde : la décision du Parlement européen de demander à la Turquie de reconnaitre sa responsabilité dans le génocide arménien.
Les raisons invoquées par les opposants à la candidature turque à l’U.E. sont multiples. A leurs yeux, ni culturellement, ni géographiquement, la Turquie, dont 95% du territoire se trouve en Asie, n’appartient pleinement à l’Europe . Regain de méfiance de l’Occident chrétien envers l’islam provoqué par le fondamentalisme islamique. Contraste entre les taux de croissance démographiques respectifs de la Turquie et de l’Europe qui éprouve déjà du mal à intégrer ses minorités musulmanes. Crainte que la Turquie dont la population dépassera dans dix ans celle de l’Allemagne n’acquière un poids politique prépondérant au sein des institutions européennes. Niveau de développement économique de la Turquie très inferieur à la moyenne européenne avec les conséquences que cela implique en terme d’immigration de délocalisations et de couts pour le budget européen. Enfin, en dépit de progrès substantiels, fait que la démocratie turque ne réponde pas encore aux critères européens.
Au cas où les relations de la Turquie avec l’Europe venaient à se refroidir, cela ne pourrait que favoriser les milieux turcs antioccidentaux. Ce scénario n’est évidemment pas dans l’intérêt de l’Europe qui doit concilier deux objectifs contradictoires : respecter son opinion publique majoritairement hostile à l’intégration de la Turquie tout en ne décourageant pas la politique pro – européenne d’Erdogan.

Entre le rejet et l’intégration pleine et entière, il existe bien une solution intermédiaire : celle du partenariat privilégié prôné par Paris et Berlin. Mais cette formule n’a pas les faveurs de la Turquie. Quand à l’Europe, qui n’a pas encore digéré son élargissement et peine à définir une politique étrangère commune, elle est divisée entre fédéralistes, partisans d’une plus grande intégration, et souverainistes, partisans de la primauté des Etats. Elle connait surtout une vague d’euroscepticisme comme en témoigne le rejet du traité constitutionnel par la France et d’autres pays et le désintérêt pour les élections européennes.
En fait, le débat de fond porte sur les limites et l’identité de l’Europe. Débat toujours ouvert bien que le traité de Lisbonne ne mentionne pas le christianisme comme faisant partie de l’héritage culturel européen. La question est : quelle Europe les Européens veulent –ils ? Une Europe définie par une civilisation et des valeurs communes et approfondissant son intégration politique. Ou bien une Europe élargie, vaste zone de libre échange à l’identité floue et aux frontières mal définies, mais auquel la Turquie apporterait un surcroît de puissance politique et militaire et de profondeur géostratégique. Sans compter que son intégration constituerait un démenti à la théorie du « choc des civilisations ». Alors que le couple franco – allemand fait partie du premier camp, il n’est pas étonnant que le chef de file du deuxième camp soit l’Angleterre qui ne veut ni de l’euro, ni d’un accroissement de pouvoir de l’exécutif européen et tient à conserver des relations privilégiées avec les Etats - Unis.

La Turquie et le reste du monde


La Turquie reste un allié privilégie des Etats –Unis, malgré la fin de la guerre froide et le différent passager entre Ankara et Washington quand le parlement turc n’a pas autorisé l’armée américaine à utiliser le territoire turc pour envahir l’Irak lors de la deuxième guerre du Golfe. La solidité des liens entre les deux pays vient d’ailleurs d’être illustrée par la visite du président Obama à Ankara où il a plaidé pour une adhésion de la Turquie à l’Union européenne.


Avec la Russie, la Turquie entretient désormais de bonnes relations, malgré un lourd héritage d’inimitié entre les deux pays qui remonte à la volonté des tsars de libérer les orthodoxes des Balkans du joug ottoman et de forcer la porte des Détroits. La Turquie est devenue le premier fournisseur de la Russie dont elle importe du gaz et du pétrole. Mais les deux pays sont en compétition pour l’acheminent vers l’Europe des hydrocarbures du Caucase et d’Asie centrale ou les oppose une lutte d’influence.

Avec la Grèce, autre ennemi héréditaire, la Turquie s’est réconciliée depuis longtemps malgré le problème de Chypre. Et la récente ouverture turque envers l’Arménie peut laisser espérer que les deux peuples dépasseront un jour le lourd contentieux qui les sépare.

La Turquie et les pays musulmans

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Si la Turquie appartient au camp occidental, ce choix est moins exclusif et, depuis les années 1990, elle recommence à s’intéresser à ses voisins de l’Est et du Sud. Deux facteurs expliquent cette évolution. D’une part l’implosion de l’Union Soviétique qui a ouvert à Ankara des perspectives considérables de coopération au plan politique, économique et culturel avec les républiques turcophones du Caucase et d’Asie Centrale. Et d’autre part la réislamisation du pays qui a entraîné un recul du kémalisme pur et dur défendu par l’armée, gardienne de la laïcité. C’est ainsi que le gouvernement Erdogan considère que l’ancrage européen de la Turquie n’est pas incompatible avec une plus grande implication dans les affaires du Moyen Orient et son appartenance au monde islamique. Le secrétaire général de l’OIC – Organisation de la Conférence Islamique est d’ailleurs Turc.
De fait, la Turquie est la seule puissance avec l’Iran qui peut prétendre jouer le rôle d’Etat phare du monde musulman et de contrepoids à la Russie dans le Caucase et l’Asie centrale. Aucun autre pays musulman ne possède à la fois tous les atouts elle jouit : Sa position géographique de pivot stratégique entre la Méditerranée et la mer Noire, l’Asie et l’Europe. Sa population de 72 millions d’habitants. Son poids économique. Sa puissance militaire. Son influence auprès des peuples turcophones. Son appartenance au sunnisme majoritaire au sein du monde musulman. Enfin son islamisme modéré et sa démocratie qui servent d’antidote au fondamentalisme islamique et de contre –modèle à la théocratie iranienne.
Une des manifestations de ce rôle pivot sur l’échiquier géopolitique régional est la constitution d’une sphère d’influence turque englobant les cinq républiques turcophones du Caucase et d’Asie centrale : l’Azerbaïdjan, le Turkménistan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Kirghizistan. Parmi les initiatives les plus marquantes de cette réorientation géostratégique d’Ankara citons la création du « Turksoi », organisation à vocation culturelle équivalente au Haut Conseil de la Francophonie et le Sommet d’Istanbul de 1994, annonçant la naissance du groupe T6 (« T » pour Turc et « 6 » pour les six Etats turcophones). La Turquie s’intéresse évidemment aussi aux considérables réserves d’hydrocarbures de la région. En témoigne l’inauguration en juillet 2006, avec la bénédiction américaine, de l’oléoduc Bakou, Tbilissi, Ceyhan, destiné à acheminer le pétrole de la mer Caspienne à la Méditerranée. Contournant le territoire de la Russie, cet oléoduc passe à travers l’Azerbaïdjan et la Géorgie qui, comme la Turquie sont des alliés de Washington, et s’inscrit dans le cadre de l’objectif stratégique essentiel des Etats – Unis de contrôle des hydrocarbures de la région.

S’agissant du Moyen Orient, la participation d’un contingent turc à la FINUL au Liban –sud, la médiation de La Turquie entre Israël et la Syrie, ou encore son co-parrainage de l’accord interlibanais de Doha sont autant d’initiatives qui reflètent son regain d’influence dans un contexte de déclin du nationalisme arabe , de réveil de l’islam et de montée en puissance de l’Iran.
Ces développements ne sont d’ailleurs qu’un juste retour à une réalité historique. Depuis le déclin de l’Empire abbaside deux peuples ont dominé la région : les Turcs et les Perses. Quant aux Arabes, leur poids politique est devenu négligeable, et le reste encore du fait de leurs divisions. Après la victoire de Selim 1er sur les Mamelouks en 1517, l’Empire ottoman étendit sa domination à l’ensemble du monde arabe à l’exception du Maroc. Cette victoire avait été précédée par celle qu’il remporta en 1514 sur shah Ismaïl , fondateur de la dynastie Safavide. A partir de cette époque et jusqu’au XIXe siècle, le sultan – calife incarnait la lutte du sunnisme face au chiisme, religion d’État de l’Iran. Il bénéficiait de ce fait de la loyauté de la majorité de ses sujets arabes qui voyaient également en lui un rempart contre l’impérialisme européen. Mais la révolution des Jeunes Turcs et l’instauration de la République kémaliste entraînèrent un divorce psychologique entre les deux peuples.
Apres la Deuxième guerre mondiale, ce divorce a été approfondi par la participation de la Turquie à l’OTAN et son alliance avec Israël avec qui elle a signé un accord de coopération militaire au grand dam des pays arabes et en particulier de la Syrie dont elle contrôle l’approvisionnement en eau de l’Euphrate. Une grave crise a même éclaté entre les deux pays quand la Syrie a donné refuge dans la Bekaa à Abdullah Occalan, chef du PKK. Mais les choses ont changé. La Syrie et la Turquie se sont réconciliées. Le président turc vient même de déclarer que « la porte de la Turquie vers le Moyen Orient passe par la Syrie. Et les deux pays ont récemment effectue pour la première fois des manœuvres militaires conjointes. Initiative paradoxale sachant qu’Ankara a conclus des accords militaires avec Tel – Aviv. Quant aux pays arabes modérés, ils ne sont pas loin de considérer que seule la Turquie peut faire contrepoids aux visées hégémoniques iraniennes sur la région. De fait, la Turquie, comme le reste du monde, ne peut accepter que l’Iran se dote de l’arme nucléaire avec le risque de prolifération que cela comporte. Mais cela ne signifie pas qu’une confrontation entre les deux pays soit probable. Et il faut plutôt voir dans la Turquie un facteur de stabilité au Moyen Orient.

Conclusion

La Turquie se trouve une nouvelle fois à la croisée des chemins et celui qu’elle prendra dépendra autant des questions de politique intérieure que de l’évolution de ses rapports avec le reste du monde. Après avoir constitué, à l’apogée de l’époque ottomane, le fer de lance de l’islam conquérant contre l’Europe, elle s’est mise à son école, puis a rêvé d’en faire pleinement partie. Pays à l’identité ambivalente, elle est le premier exemple d’Etat musulman laïc mais connait un retour du religieux. Les modernistes souhaitent la voir devenir un Etat européen et regardent vers l’Occident. Les islamistes favorables à une communauté musulmane se tournent vers le Moyen Orient, tandis que les nationalistes sont plutôt attirés vers les peuples turcophones envers qui ils se sentent investi d’une mission historique. On peut considérer ces différentes visions de la vocation du pays, soit comme une contradiction, soit comme un faisceau d’opportunités. Et le défi pour la Turquie, qui entretient de bonnes relations avec tous ses voisins, consiste sans doute dans sa capacité à concilier ces différences pour rester ce qu’elle a toujours été : un pont entre l’Orient et l’Occident.

Ibrahim Tabet
Auteur de : « La Turquie de l’Altaï à l’Europe »
(Editions de l’Archipel- Paris)
ibrahim@origamiprod.com

jeudi 30 avril 2009

LES ENJEUX ECONOMIQUES AU SEIN DE LA FRANCOPHONIE

L’organisation des VIe Jeux de la Francophonie au Liban, est une occasion de s’interroger sur la dimension économique de la francophonie. Historiquement, la mission de l’OIF (Organisation Internationale de la Francophonie) a d’abord été essentiellement culturelle, puis elle est devenue également politique à partir du Sommet de Hanoi en 1997. Mais son volet économique ne doit pas être négligé et l’avenir de la francophonie est en grande partie lié au développement économique de son espace. Regroupant 55 Etats ou gouvernements, environ 10% de la population du globe, il offre de fortes potentialités de rapprochement et d’échanges. Le partage de la langue et la proximité culturelle favorisent en effet l’échange économique. Mais peut – on pour autant vraiment parler d’un espace économique francophone ? Espace hétérogène du point de vue de la richesse de ses membres et de leur appartenance à des ensembles régionaux différents. Quel est le poids des échanges commerciaux et des flux d’investissements entre les pays francophones ? Quelles sont les obstacles qui entravent leur développement ? Autant de questions qu’il est légitime de se poser dans la mesure où le combat pour la francophonie se situe aussi sur le plan économique.

L’espace économique francophone

Géographiquement, l’espace francophone est une aire dispersée sur tous les continents. malgré quelques concentrations en Europe autour de la France et en Afrique du Nord et subsaharienne. Il se caractérise par de grandes disparités économiques, quatre pays à eux seuls (France, Canada, Belgique, Suisse) représentant 90% de son PNB total. Quant au commerce entre pays francophones, il ne représente que 14% de leurs échanges globaux. L’espace francophone est donc moins internalisé en terme de commerce international que ne le sont les grands pôles régionaux. Ses échanges internes se caractérisent par un poids majeur des flux Nord – Nord, un poids moindre des échanges Nord – Sud et un poids très faibles des échanges transversaux Sud – Sud dont les économies sont très peu complémentaires. On peut distinguer deux groupes de pays selon que leurs échanges soient plutôt orientés vers les pays francophones ou plutôt sur les pays voisins, ou appartenant à un même bloc régional. La France et la Belgique, appartiennent à la fois aux deux groupes. Pole de la Francophonie, la France, tout en étant largement intégrée dans l’Union Européenne, se place évidemment largement en tête des échanges et des investissements intra-francophonie. L’économie du Canada, membre de L’ALENA, est surtout orientée vers l’Amérique du Nord. Mais le Québec est à la pointe du militantisme francophone. Pour les pays du Maghreb et d’Afrique subsaharienne historiquement liés à la France, la part des échanges intra-francophonie est en revanche très importante, l’Afrique francophone bénéficiant de plus de l’indexation du franc CFA à l’Euro. Quant au Liban, il a comme principaux clients les pays arabes et compte la France comme 2e fournisseur . Ses échanges avec le Maghreb sont toutefois négligeables.
Bien que travaillé par des forces centrifuges importantes, l’espace économique francophone est quant même une réalité ou le rôle central des échanges bilatéraux avec la France ainsi que celui des investissements français est dominant. Et si le partage de la langue a une faible incidence au niveau du commerce entre les membres de l’OIF, ce n’est pas le cas au plan de la coopération et de l’aide au développement.
La coopération multilatérale francophone a pour moteur principal l’Agence de la Francophonie, créée en 1970. Bien que sa mission soit essentiellement culturelle et technique, elle joue un rôle économique important à travers la mise en place d’outils de développement. A partir de 1987, les Sommets de la Francophonie se prononcent pour une meilleure coopération et une plus grande solidarité francophone en faveur des pays du sud dans le contexte de la mondialisation. C’est aussi cette année là que la France engage le combat pour l’exception culturelle au GATT et qu’est fondé le Forum Francophone des Affaires.
Parallèlement à la coopération multilatérale, la Francophonie repose sur les liens bilatéraux traditionnels que la France entretient avec les pays francophones. C’est ainsi que l’aide publique au développement qu’elle accorde aux pays africains, auquel s’ajoute celle des autres pays francophones du Nord (Canada, Belgique et Suisse), dépasse de loin en volume l’aide multilatérale. Quant au Liban il est indéniable que son appartenance à la francophonie et son amitié séculaire avec la France aient été déterminants dans les multiples initiatives françaises pour mobiliser la communauté internationale en faveur du financement de sa reconstruction, notamment à travers l’organisation des conférences Paris I, II et III.

Les obstacles à son développement

Malgré l’adhésion de nouveaux pays à l’OIF qui témoigne du pouvoir d’attraction de la Francophonie et des valeurs de solidarité et de respect des identités qu’elle incarne face à la mondialisation, le développement de sa dimension économique est entravé par de nombreux obstacles.
Le premier est la régionalisation qui est concomitante de la mondialisation des échanges économiques. L’exemple le plus accompli de cette tendance vers la constitution de blocs régionaux est l’Union Européenne dont les ambitions dépassent de loin la simple intégration économique des Etats membres et soulève la question de leur capacité à mener une politique étrangère propre. Cette interrogation concerne plus particulièrement la France et on peut se demander si elle pourra continuer à mener les constructions francophone et européenne de front et s’il n’existe pas une contradiction entre ces deux ambitions. Cette incertitude n’a pas été dissipée par la création récente, à l’initiative louable du président Sarkozy, de l’Union pour la Méditerranée (UPM) afin de promouvoir une meilleure coopération entre les pays des deux rives de la Méditerranée. D’abord du fait que sa mission et ses objectifs initiaux, notamment la création d’une zone de libre échange entre l’UE et les pays du sud de la Méditerranée, aient été revus à la baisse sous la pression de l’Allemagne. Ensuite parce que l’appartenance d’Israël à cette nouvelle organisation internationale pose encore plus problème depuis l’affaire de Gaza. Enfin parce le contexte actuel de crise financière et économique n’incite pas l’UE à faire plus d’efforts en faveur des pays du sud, que se soit dans le cadre de l’UPM ou de l’OIF.
Le deuxième frein au développement de la francophonie est la mondialisation de la culture de masse américaine et de ses produits qui est moins due à son contenu qu’à la force de son économie . Cette hégémonie, outre qu’elle constitue une menace pour la diversité culturelle de la planète, a comme corollaire la domination de l’anglo-américain au sein de la sphère des affaires. , des media et de la toile. Aujourd’hui, même les entreprises multinationales d’origine française communiquent en anglais à l’international. Au Liban, le français conserve certes ses bastions traditionnels au niveau de l’enseignement, de la presse et du livre. Mais malgré l’attachement qu’il suscite, il perd peu à peu du terrain auprès des jeunes car l’apprentissage d’une seconde langue, obéit aussi en grande partie à des motivations utilitaires. Quasiment absent du paysage audiovisuel local, il a été presque complètement évincé par l’anglais comme deuxième langue, au niveau publicitaire, au point que la majorité des annonces dans la presse francophone locale soit en anglais. On constate également une anglicisation croissante de la signalétique commerciale et des marques. Exemple parmi d’autres : la Banque de la Méditerranée qui s’appelle désormais « BankMed ». Cette tendance s’accompagne d’un repli des banques françaises, comme en témoigne la décision de la BNPI de se retirer du marché et d’autres banques françaises de réduire leurs participations dans les banques locales. On peut aussi regretter la disparition de l’enseigne Monoprix. La France reste par contre le deuxième fournisseur du Liban et y demeure un investisseur de premier plan. Signalons enfin le développement considérable des relations économiques entre le Liban et les pays arabes du Golfe qui favorise la progression inexorable de l’anglais au Liban. Mais inversement la présence de nombreux expatriés libanais dans ces pays contribue à y diffuser le français.

Les défis pour l’avenir

Dans ce contexte mondial et local d’américanisation, la question de savoir si la francophonie conservera une dimension économique dépendra de sa capacité à relever plusieurs défis.
Le plus important est de continuer à œuvrer pour contrebalancer la tendance à l’approfondissement du fossé entre pays riche et pays pauvres en renforçant les instruments de coopération multilatéraux et bilatéraux au sein de l’espace francophone. Partie des États-Unis, champions de la pensée unique ultralibérale, la crise financière actuelle qui touche l’économie réelle mondiale fournit, quant à elle, l’occasion ou jamais de proposer des mécanismes de régulation plus rigoureux des marchés financiers et un modèle de développement plus équilibré. L’OIF et les valeurs d’humanisme, de solidarité, et de justice sociale qu’elle incarne, peut à cet égard jouer un rôle important de réflexion et de proposition.
Un autre domaine qui intéresse au premier chef la francophonie et conditionne son rayonnement est la réflexion sur les industries culturelles car elles font la jonction entre langue, culture et économie et constituent un moteur clé de développement dans la nouvelle économie du savoir.

Le Forum Francophone des Affaires

Si ces questions macroéconomiques sont du ressort de l’OIF et des gouvernements concernés, celles qui correspondent à la mission du Forum Francophone des Affaires (FFA), relèvent quant à elle du niveau microéconomique. Formé de communautés d’affaires constituées en comités nationaux, il constitue un réseau au service des entreprises et a pour vocation d’encourager une plus grande implication du secteur privé dans le développement des échanges économiques et d’affaires entre les pays membres.
C’est pourquoi le Comite libanais du FFA compte organiser le 3 octobre prochain, en marge des Jeux de la francophonie, un colloque ayant pour objectifs :
De dresser l’état des lieux des relations économiques et d’affaires entre le Liban et les pays francophones et du rôle que joue sur ce plan la diaspora libanaise.
De contribuer à renforcer ses relations avec les pays du Maghreb qui sont très faibles bien qu’il partage avec eux une double appartenance culturelle arabe et francophone.
Et enfin de déterminer l’incidence économique de l’appartenance du Liban à la francophonie, au niveau du développement de ses industries culturelles ou il bénéficie d’atouts certains du fait de son identité plurielle.

mercredi 29 avril 2009

Bienvenue sur mon blog

Histoire du Liban et du Moyen-Orient, politique, culture, médias et publicité... je posterai régulièrement des articles sur ces sujets et suis ouvert à des échanges enrichissants avec toutes les personnes intéressées.